Le piano qui chante

Le piano qui chante

Mon piano, mon compagnon

 

"Mon Piano. Quand je rentre de voyage, bien qu’ayant songé à lui bien souvent dans mes heures de mauvaise humeur et de faim d’autrui, je suis d’abord quelque temps à coqueter avec mon désir, n’allant pas directement à lui, ni même le regardant.
Après des dizaines et des dizaines de minutes seulement [...]tout à coup de désir plein, trop longtemps retenu,  je m’y jette, je m’y rue, [...] cette fois je ne me retiens ni des doigts ni du cœur, je m’allonge par-dessus les touches d’où émane la nappe sonore, je m’y trempe, je m’y masse, je m’y dénoue et m’y noie.
Cette fois, c’est bien le retour. [...] Compagnon qui ne me regarde pas, qui ne m’évalue pas, qui ne prend pas de note, qui ne garde pas de trace, compagnon qui n’exige pas, ne me fait rien lui promettre. Tout si simple avec lui.

J’approche. Il est prêt.
Je souffre. Il fait le chant.
J’apporte l’obsession, la gêne, l’oppression :
Il fait le chant
J’apporte la situation sans remède, le vain déploiement des efforts, le ratage de tout avec la mesquinerie, les précautions emportées par le vent, par le feu, par le feu, par le feu surtout :
Il fait le chant.
J’apporte l’inondation de sang, le braiment des ânes contre la paix, les camps, le travail forcé, la misère, les emprisonnés de la famille, les choses à demi, les amours à demi, les élans à demi et moins qu’à demi, les vaches maigres, les hôpitaux, les interrogatoires de police, les lents mourants dans les bleds perdus, les amers vivants, les foutus, ceux qui dérivent avec moi sur la banquise folle:
Il fait le chant.

Je pousse tout pêle-mêle, ne sachant ce que j’apporte, de qui, pour qui, qui parle dans le panier de plaies :

Lui fait le chant

Lui fait le chant."

 

Henri Michaux

 

 

 

Reflets sur le Piano

 



05/08/2011

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